jeudi 25 avril 2024
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Sainte-Soline : la bataille de l’eau vire à la guerre

Depuis leur lancement, les « méga-bassines » à Sainte-Soline (Poitou) sont critiquées par les organisations paysannes. Au cœur de ce projet se trouve la brûlante question de la gestion de l’eau et de sa privatisation, alors que la France connaît des cycles de sécheresse de plus en plus intenses et rapprochés. Ce grand projet consiste à pomper l’eau des nappes phréatiques en hiver pour la stocker à l’air libre et alimenter l’irrigation des grandes parcelles agricoles en été. Soutenu par la FNSEA[1] et le gouvernement, ce projet aggrave en réalité la crise environnementale, ainsi que les inégalités d’accès à l’eau, au détriment des paysans : il s’agit de 16 méga-bassines, pour un coût de 76 millions d’euros, le tout financé par 70 % de fonds publics.

Pourquoi ce projet est nuisible ?

La longue sécheresse que nous connaissons cet hiver le démontre : le cycle des sécheresses ne suit pas le cycle des saisons. Prétendre alimenter ces bassines en hiver pour les vider l’été est simpliste, car rien ne dit que les hivers permettront de les remplir. Ensuite, l’eau est ici stockée en plein air, et s’évapore bien plus rapidement que si elle restait stockée dans les nappes : du pur gaspillage (entre 20 % et 60 % de pertes par évaporation, selon le chercheur Christian Amblard[2]). De quoi faire largement relativiser les appels hypocrites des autorités à « économiser l’eau ». Enfin, à Sainte-Soline, ce sont 720 000 mètres cubes d’eau qui seront privatisées pour 12 exploitants agricoles[3]. On assiste bien à une privatisation de l’eau des nappes au profit d’une minorité de grands exploitants.

En plus de ne pas répondre au problème de la sécheresse, les bassines risquent donc de l’aggraver d’année en année. Ici, le Marais Poitevin est la deuxième zone humide la plus étendue de France (107 000 hectares). Les pompages et détournements de cours d’eau risquent de mettre des rivières à sec dès l’hiver. Cet été, la Fédération des pêcheurs des Deux-Sèvres estimait d’ailleurs qu’un millier de kilomètres de rivières étaient à sec sur 2700 kilomètres. Sept communes du marais ont d’ailleurs été reconnues en état de catastrophe naturelle pour sécheresse en 2021.

L’exemple espagnol devrait nous alerter : suite à la mise en place d’un plan national d’irrigation par Franco dans les années 1950, le pays est aujourd’hui le plus avancé d’Europe en termes de retenues d’eau. Ce modèle fonctionnait pour des épisodes isolés de sécheresses. Mais aujourd’hui, l’État espagnol n’arrive plus à les remplir, épuisant les nappes chaque année. L’année dernière, en Catalogne, les retenues d’eau n’étaient pleines qu’à 27 % en moyenne. Le pays compte aujourd’hui sur les mesures de restrictions et un réseau de 765 usines de dessalement de l’eau tournant à plein régime, les gouvernements régionaux investissant des millions d’euros dans ces infrastructures.

Sur le Front de la « guerre de l’eau »

Plus de 150 associations, collectifs et syndicats se battent aujourd’hui pour que le projet n’aboutisse pas. Celui-ci a été décidé sans aucune concertation, et va à l’encontre de toute notion d’intérêt général et de bon sens environnemental. Après avoir épuisé toutes les voies légales, les opposants prennent conscience que cette lutte ne peut être gagnée que sur le terrain. Fin octobre 2022, une manifestation est organisée (et interdite), les activistes réussissant à pénétrer le chantier d’une bassine et sectionner une canalisation, malgré le déploiement de 1500 gendarmes. Le ministre de l’Intérieur dénonce alors « l’éco-terrorisme ». Les principaux organisateurs du mouvement d’opposition sont le collectif Bassines non merci, la Confédération paysanne et le mouvement Les Soulèvements de la Terre.

Le 25 mars, une nouvelle manifestation est organisée, et à nouveau interdite. L’affluence est inédite : on dénombre environ 30 000 personnes. Le dispositif policier est monstrueux, avec 3200 gendarmes et policiers pour protéger une bassine même pas encore construite[4]. Alors que la manifestation s’avance vers le chantier, les premiers tirs de gaz lacrymogène pleuvent. Des gendarmes prennent la masse des opposants en tenaille et tirent depuis des quads à l’arrière de la manifestation. En tout, ce sont 4000 grenades qui sont tirées en deux heures, soit une toutes les deux secondes. Le ministre de l’Intérieur assure qu’aucune arme de guerre n’a été utilisée. Pourtant, des grenades GM2L ont été tirées abondement sur la foule, faisant des trous dans le sol de la taille d’une assiette. Elles sont classées arme de catégorie A2 et donc comme « matériel de guerre » par le ministère.

Pour faire face à des manifestants cachés derrière des bâches, dont les plus avancés étaient armés de pierres et de projectiles, le gouvernement a choisi d’utiliser tous les moyens pour ne pas voir une bassine en travaux abîmée. Le bilan est lourd : plus de 200 blessés, une quarantaine de plaies profondes, de nombreuses pertes auditives, une dizaine de personnes transférées à l’hôpital, trois comas dont deux avec le pronostic vital engagé. Du côté de la police, on compte des blessés par « détresse respiratoire ou auditives », subissant leurs propres gaz lacrymogènes poussés par le vent et le flot de grenades explosant en continu : victimes de leur propre boucherie. Les vies des militants valaient moins aux yeux de Darmanin que ce projet de privatisation des nappes. Le ministre a annoncé la semaine suivante son intention de dissoudre Les Soulèvements de la Terre, qu’il accuse d’action terroriste. Un pas de plus dans la politique répressive ultra-réactionnaire de la présidence Macron.

En réalité, cela fait plusieurs mois que Les Soulèvements de la Terre sont dans le collimateur du gouvernement. Une note du service central du renseignement territorial datée de novembre 2022 révèle un long travail d’investigation par la police sur le mouvement. Les renseignements français y reconnaissent « l’ingéniosité » et « l’intelligence » des militants. Les Soulèvements de la Terre ont, selon eux, « joué un rôle majeur dans la diffusion et l’acceptation de modes opératoires plus offensifs ». Ce succès n’est probablement pas étranger à la volonté de Darmanin de dissoudre le groupe. Le ministre a d’ailleurs annoncé la création d’une « cellule anti-ZAD » suite à la manifestation du 25 mars : 42 sites à travers la France sont placés sous surveillance, parmi lesquels les méga-bassines dans les Deux-Sèvres.


[1] Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, qui défend les gros monopoles de l’agro-industrie.

[2] Directeur de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), spécialiste de l’eau et des systèmes hydrobiologiques.

[3] Dans les Deux-Sèvres, si les 16 bassines prévues sont creusées (soit 6,2 millions de m3 d’eau retenus), seuls 6 % des agriculteurs du département en profiteront.

[4] Au moment de la manifestation, c’était l’équivalent d’un trou couvert d’une bâche.

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